Pessa’h 5783: édito rabbinique – Floriane Chinsky

Cette nuit-là, la nuit du premier Pessa’h, il fallait agir. Peu importe l’âge, l’état de santé, les amitiés ou les inimitiés. Peu importent les espoirs et les projets entrepris. Le soir, il fallait brûler les ponts, exposer à sa porte le signe ultime de la rébellion, défier les dieux égyptiens esclavagistes. La nuit, il fallait manger pour collecter les forces nécessaires au voyage, consommer la décision de partir. Le matin, il fallait être en route. Sans certitude concernant la destination ni les épreuves du voyage.

Au fil de l’histoire, l’humanité mène ce même voyage. Nous devons faire face à l’incertitude. En tant que personnes, en tant que citoyens français, et tant que juifs et juives. Que poser, face aux inconnues envahissantes qui pavent le chemin de notre avenir ? Où trouver une stabilité ?

Pessa’h est un appui puissant face aux incertitudes. Pessa’h nous sort de nos inquiétudes et nous remet dans la puissance. La puissance « ensemble », cette force que nous ressentons lorsque nous sommes réunis autour de chants et de textes, d’actes et de nourriture. Ce sentiment de collectif unit les personnes présentes comme les absents, proches géographiquement comme dans le monde entier, notre génération comme celles qui nous ont précédé. La célébration de Pessa’h nous ouvre également les portes d’une deuxième puissance, la puissance « solidaire », celle qui nous porte lorsque nous nous soutenons, que nous agissons les uns pour les autres. Enfin, Pessa’h nous permet de célébrer notre puissance intérieure. Nous nourrissons notre confiance en nous et nos valeurs, notre capacité de choix et notre auto-détermination.

Pessa’h nous renforce de ces trois puissances, et nous écarte de deux autres : la puissance de domination, et la puissance de la certitude. La puissance de domination est celle qui s’exerce lorsqu’une personne ou un groupe prétend à une autorité sur d’autres. Pharaon prétendait dominer l’Egypte. L’Egypte prétendait asservir les hébreux. Le judaïsme dans sa vision humaniste refuse les dominations et proclame l’égalité de toutes et tous en tant que créatures égales ; il programme le droit de chacun à l’auto-détermination. Nous aussi, au cours de ce mois de Nissan, au cours de cette soirée de Pessa’h, nous examinerons ce qui dans notre entourage politique, associatif et familial relève de la domination, de la croyance que certains sont légitimes à décider pour d’autres.

La deuxième puissance que rejette la fête de Pessa’h est celle de la superstition. Les divinités égyptiennes sont le symboles des croyances vaines auxquelles nous nous rattachons lorsque nous cherchons désespérément la stabilité. Il est bon de chercher la stabilité. Aucun besoin de la chercher « désespérément ». Depuis des millénaires, notre tradition construit cette stabilité. Elle la construit par nous, pour nous et à travers nous.

Un dieu tout puissant, rassurant, guide bienveillant, protecteur dur mais juste, est peut-être tentante. Il est facile de prétendre qu’on l’a rejetée. Elle se réinvite dans notre quotidien à travers chaque figure charismatique à laquelle nous prêtons un pouvoir supérieur à celui de toutes et tous. Dans le judaïsme lui-même, nous cherchons une figure de sauveur, qu’il s’agisse de Moïse ou de Dieu. Le Rabbi Joshua Haberman, dans son livre The God I Believe In ( le dieu auquel je crois ), interviewe différentes personnalités sur leur croyance. La tendance à réintroduire du pouvoir charismatique est flagrante dans ses questions. Yeshayahu Leibowitz le renvoie systématiquement dans ses buts. L’intégralité de ce dialogue savoureux se trouve sur mon site Web, mais je ne résiste pas à partager quelques extraits de ce match lumineux.

Joshua Haberman demande : « Le service du nom (Avodat hachem) est-il dirigé vers un être spécifique ? Ou est-il dirigé vers une idée ? … » Leibowitz lui répond que ce qu’on désigne par service du nom, n’a rien avoir avec la divinité:

“C’est une partie de l’acceptation de la prédominance de l’idéal (kabalat ol malchout chamaim) et de l’acceptation des commandements (veol hamitsvot).” Yeshayahu Leibowitz

Son intervieweur le relance et évoque une soumission à une divinité ; Leibowitz réplique en parlant de décision libre. Il surenchérit en évoquant un être suprême ; Leibowitz répond que la croyance dans le judaïsme est « l’acceptation les commandements ». Il tente à nouveau en parlant d’inspiration, Leibowitz conclut en rappelant que l’inspiration ultime, celle du Sinaï, s’est soldée par un échec cuisant ; pour finir, Leibowitz explique à nouveau la centralité de « l’acceptation de la prédominance de l’idéal et de l’acceptation des commandements ».

Comment traduire aujourd’hui l’idée d’Acceptation de la prédominance de l’idéal ? Pour moi elle signifie que mon respect des autres et de la créativité humaine est suprême, supérieur à ma personne, à mes idées, à mes projets. Comment comprendre l’idée d’acceptation des commandements ? A mon sens elle signifie l’engagement à agir sans cesse pour accomplir ces valeurs.

Mais bien sûr, ceci est un travail du cœur permanent, que je remettrait sur l’ouvrage, encore une fois, dans la joie et les puissances que nous offre la merveilleuse fête de Pessa’h.

Les méandres de nos vies ne nous sont pas connues, mais les lignes que nous suivront pour les traverser sont entre nos mains.

Pessa’h cacher et Samea’h à toutes et tous.

Rabbin Floriane Chinsky